On me demande quelques détails biographiques sur le comte Léon Tolstoï, le grand écrivain russe, l’auteur de «La guerre et la paix», ce roman national et épique, dont «La Nouvelle Revue» donne une analyse aussi ingénieuse que fidèle. On me demande en même temps une appréciation critique de ce talent si puissant et si original. Tout en me réservant de l’offrir un jour aux lecteurs de «La Nouvelle Revue», je me bornerai pour cette fois-ci à esquisser à grands traits la vie du comte Léon.
Descendu en droite ligne du comte Pierre Tolstoï, un des serviteurs les plus zélés et les plus intelligents de Pierre le Grand, il est né le 28 août 1828 au village de Iassnaia Poliana aux environs de Toula, de parents riches et considérés, qu’il eut le malheur de perdre étant encore en bas âge. Il suivit sa famille à Kazan, où son frère aîné, Nicolas, était étudiant à l’Université; le comte Léon y entra également, se mit à l’étude des langues orientales, qu’il abandonna pour celle du droit, et sortit enfin de l’Université sans avoir achevé les quatre années réglementaires. Il cherchait encore sa voie. De Kazan il revint à Iassnaia Poliana, qu’il ne quitta que pour prendre du service militaire au Caucase dans le régiment, où son frère Nicolas, mort depuis, avait le rang de Capitaine.
L’amitié la plus vive unissait les deux frères. Devenu officier, le comte Léon prit part aux expéditions militaires qui se faisaient annuellement contre les Circassiens, expéditions qu’il a admirablement décrites plus tard et dans I’une desquelles il manqua périr. Lors de la guerre de Crimée, il passa à l’armée commandée par le prince Gortschakoff et resta tout le temps du siège à Sébastopol, où il se distingua par une bravoure aussi froide que résolue.
Les premiers essais littéraires datent de son départ au Caucase; mais ce nefut qu’en 1852 que parut à Saint-Pétersbourg, dans la revue «Le Contemporain», son premier roman intitulé «Enfance et adolescence», qui le plaça d’emblée au premier rang parmi les écrivains de cette époque. Ce roman fut suivi par des récits de la vie militaire («Sébastopol en décembre», «Sébastopol en mai», «La coupe de bois», «L’incursion»), par d’autres romans et des nouvelles, parmi lesquelles il faut citer un vrai chef-d’æuvre improprement nommé «Les cosaques» (c’est une peinture incomparable des hommes et des choses au Caucase); puis enfin par ses deux æuvres les plus considérables: «La guerre et la paix» et «Anna Karenina». A l’heure qu’il est, le comte Tolstoï est certainement le romancier le plus populaire de la Russie.